Vin d’os de tigre : un trafic juteux

Alors que les marchés asiatiques d’animaux sauvages sont au cœur de l’attention mondiale en cette période de pandémie, certaines traditions cruelles et les trafics qui en découlent sont à nouveau mis en lumière et pointés du doigt par la communauté internationale. Et si certains connaissaient déjà la bile d’ours et la poudre de corne de rhinocéros, le vin d’os de tigre demeure cependant un breuvage encore méconnu du grand public.

Même si la chasse au tigre est interdite depuis 1970, leur population a dégringolé au cours des trente dernières années et l’espèce est aujourd’hui au bord de l’extinction, la faute au braconnage et à la perte de leur habitat naturel, toujours plus grignoté par l’homme.

Dans le monde, moins de 4 000 de ces félins vivent encore à l’état sauvage, alors qu’on en dénombre environ 8 000 en captivité, élevés au sein de fermes chinoises, laotiennes, thaïlandaises et vietnamiennes. Ces fermes se spécialisent dans la fabrication et la revente de produits en tout genre issus de l’animal. Ainsi, les dents sont transformées en bijoux sertis d’or, les peaux en tapis ou en décoration murale, et l’on sait aujourd’hui que même les os ne sont pas en reste, bien au contraire.

Les carcasses des tigres – décédés dans des conditions que nous évoquerons plus loin – sont destinées à macérer plusieurs mois dans une préparation à base d’alcool de riz, avant que les os ne soient vendus par des commerçants illégaux sous la forme de breuvages. Pour 150 euros la bouteille, les acheteurs l’utilisent pour soulager leur arthrite et autres rhumatismes, ou bien pour augmenter leurs prouesses sexuelles. En effet, en Chine ou au Vietnam, posséder des objets ou consommer des produits issus du tigre est encore perçu comme un signe de richesse et de pouvoir. Un mythe profondément ancré au sein de la population veut que, plus la bête est rare et puissante dans le règne animal, plus le consommateur bénéficiera de ses vertus.

Dès les années 80, la Chine a pourtant fait le choix d’augmenter la population de tigres en captivité pour tenter d’enrayer le déclin de l’espèce. Mais cette décision a eu l’effet désastreux de booster le braconnage des tigres sauvages et la revente des produits qui en sont issus. Les élevages se sont ainsi multipliés en Asie, si bien qu’en 1987, les pays signataires de la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) ont voté l’interdiction du commerce international de tigres et de parties qui en sont issues.

En 1993, la Chine a donc fini par interdire l’utilisation d’os de tigre, mais sans pour autant en faire de même pour le « vin de tigre », toujours commercialisé à ce jour. Ce vide juridique permet alors aux éleveurs et aux commerçants de contourner la loi en ne mentionnant pas les os de tigre dans la composition de leurs produits. De plus, toute ferme élevant plus de 500 tigres est en droit de commercialiser du vin de tigre, et il demeure toujours aisé de se procurer de la peau ou des griffes provenant de l’animal.

Aujourd’hui, s’il est interdit de tuer un tigre pour en exploiter les os, il est toujours autorisé d’en prélever sur les carcasses des félins, si ces derniers sont décédés de « mort naturelle ».

Et c’est justement ce flou et cette nuance qu’exploitent les éleveurs. Les tigres captifs sont ainsi volontairement sous-alimentés et gardés dans des conditions indignes (espaces exigus, parfois dans des sous-sols…). Ils finissent par succomber aux mauvais traitements qu’ils subissent et à la négligence volontaire de leurs dresseurs (développement de tumeurs et d’infections dues à des blessures non soignées). Une fois les tigres décédés, leurs carcasses sont récupérées, entreposées dans des congélateurs et revendues aux acheteurs. Ces derniers sont même conviés à l’abattage du tigre qu’ils ont choisi et peuvent récupérer aussi bien ses os que ses dents ou ses griffes, mais également ses organes génitaux.

En Chine, on compte plus de 200 fermes de ce genre, au sein desquelles les visiteurs peuvent également assister à des numéros exécutés par les tigres – que les éleveurs dressent aussi pour le spectacle afin de les exploiter au maximum – ou bien acheter des proies vivantes pour regarder les tigres les attaquer. Considérées par les autorités comme des zoos, sanctuaires et autres lieux touristiques (comme le Temple des Tigres en Thaïlande), ces fermes prétextent qu’elles ne sont que de simples établissements touristiques ou de divertissement, et peuvent ainsi mener leurs activités sans être inquiétées par les autorités.

En 2008, l’ONG EIA (Environmental Investigation Agency) révélait que du vin de tigre avait été retrouvé au sein de deux zoos chinois : le Qinhuangdao Wild Animal Park, dans la province du Hebei, et le Badaling Safari World, près de Pékin. Ces établissements ont affirmé qu’ils avaient reçu l’aval des autorités chinoises. Le parc Xiongsen Bear and Tiger Mountain Village de Guilin, quant à lui, est passé de 60 tigres en 1993 à plus de 1500 aujourd’hui.

Mais ce n’est là qu’une petite partie de l’iceberg, car certaines activités criminelles de ce marché juteux sont aujourd’hui devenues « souterraines », compliquant ainsi le travail d’investigation des enquêteurs.

En 2016, une opération d’infiltration baptisée « Ambush » (embuscade en français) et menée par l’organisation Wildlife Justice Commission (WJC), a dévoilé l’envers du décor des fermes de tigres en Asie du Sud-Est, et notamment au Vietnam. Ce pays est d’ailleurs le seul à fabriquer de la pâte d’os de tigre, un médicament traditionnel toujours très prisé des vietnamiens, bien que la détention de ce félin dans un but commercial soit illégale dans le pays et passible de la peine maximale.

Le Laos est lui aussi tristement célèbre en la matière, suite à deux investigations édifiantes. En 2009, le magazine Target avait publié une interview du responsable de la ferme de tigres laotienne Muang Thong, qui expliquait que des « hommes d’affaires étrangers » venaient « voir les tigres dans la ferme », et que les félins étaient tués à la commande, par injection létale. Les carcasses des tigres choisis étaient alors découpées par un boucher, souvent celui des acheteurs eux-mêmes.

Par ailleurs, en 2016, le journal britannique The Guardian avait, quant à lui, révélé que Vinasakhone, une entreprise laotienne, tuait et vendait des tigres illégalement à des acheteurs vietnamiens, chinois et du « Triangle d’or » – cette fameuse zone géographique où les frontières du Laos, de la Thaïlande et de la Birmanie se rejoignent, et où les trafics d’êtres humains, d’espèces sauvages et de drogues sont intenses. Cette même année, suite aux exigences des pays signataires de la CITES, le gouvernement laotien s’était engagé à interdire la création de nouvelles fermes d’élevages d’animaux sauvages et à transformer en zoos et parcs celles qui existaient déjà.

Toutefois, tout comme au Vietnam ou en Chine, les contrevenants laotiens n’encourent pas de véritables poursuites judiciaires, et des fermes comme celles de Muang Thong l’ont bien compris. En effet, cette dernière propose désormais à ses visiteurs des spectacles mettant en scène des tigres afin de diversifier ses activités.

Malheureusement, ce business très lucratif commence à se développer en dehors du continent asiatique, et notamment en Afrique du Sud, qui comptabilise déjà 56 élevages de tigres. Les revendeurs vont même jusqu’à exporter des os de lions vers l’Asie du Sud-Est, en les faisant passer pour des os de tigres sur le marché noir.

Aujourd’hui, il est donc difficile de s’attaquer aux causes et aux conséquences du trafic des produits issus du tigre en Asie.

Les enjeux liés à ce marché pesant plusieurs milliards d’euros, de plus en plus sophistiqué et organisé, sont en effet majeurs et les pressions exercées par les différents acteurs sont écrasantes. Les éleveurs réalisent en effet d’énormes bénéfices grâce à la capture des animaux, leur transport et leur revente, sans parler des pots-de-vin qu’ils distribuent pour faire taire bon nombre d’intermédiaires.

Selon l’EIA, environ 38 % des tigres vivants, congelés ou empaillés saisis par les autorités entre 2010 et 2018 vivaient en captivité.

Malgré tout, face à cette triste réalité, bon nombre d’associations internationales et de citoyens asiatiques s’élèvent aujourd’hui contre ces pratiques cruelles d’un autre âge, incompatibles avec les enjeux environnementaux de notre époque.

par Julie Guinebaud