La face cachée de l’exploitation des éléphants en Thaïlande

Que l’on ne s’y trompe pas : les éléphants, véritables symboles de paix et de prospérité, et omniprésents en Thaïlande sous toutes les formes – sculptures, vêtements et autres souvenirs pour touristes – ne sont plus aujourd’hui que des attractions sur pattes.

A l’aube du vingtième siècle, on en dénombrait environ 100 000 en Thaïlande, contre seulement quelques milliers aujourd’hui, dont la moitié est « domestiquée ».

Chaque année, plusieurs millions de voyageurs, majoritairement occidentaux, se ruent dans les parcs dédiés pour y faire l’expérience d’une balade à dos d’éléphants ou d’une baignade collective au milieu des pachydermes. Ce business juteux, apparu à la suite de l’interdiction il y a 30 ans de leur exploitation dans l’industrie forestière, constitue actuellement le fonds de commerce de 220 parcs répartis dans tout le pays. Pourtant, selon la World Animal Protection « seuls une dizaine assurent des conditions de vie véritablement satisfaisantes » pour les éléphants.

En effet, la plupart des pachydermes sont dressés dans le camp de Ban Ta Klang, situé à l’est du pays, avant d’être placés dans des « refuges » et autres « sanctuaires », qui, en réalité, n’en sont pas.

Les propriétaires de ces camps ont appris à brouiller les pistes pour attirer les touristes et les tour-opérateurs qui boycottent de plus en plus ce genre de pratiques pour des raisons éthiques. Et cela semble fonctionner : ces parcs d’attraction, comme celui de Mae Taeng dans le nord du pays, attirent jusqu’à 5000 visiteurs par jour, pour un ticket d’entrée de 50 dollars. En plus des excursions, les éléphants y exécutent des spectacles pour les touristes, comme du jonglage ou encore de la peinture, certaines toiles se vendant même jusqu’à 150 dollars.

Pourtant, depuis quelques années, de nombreux témoignages de touristes prolifèrent sur internet, faisant état de la situation critique des éléphants en Thaïlande, sans compter les enquêtes menées par diverses associations visant à dévoiler l’envers du décor.

Tout commence par un rituel cruel nommé Phajaan.

Les dresseurs, appelés mahouts, capturent les éléphanteaux dans leur milieu naturel en les anesthésiant, n’hésitant pas à tuer tout éléphant tentant de s’interposer – selon les estimations, environ 4 éléphants adultes seraient ainsi abattus pour la capture d’un seul bébé.

Dès l’âge de 2 ou 3 ans, l’éléphanteau est donc arraché à sa mère, bien qu’en liberté cette séparation n’ait lieu que vers l’âge de 4 ou 5 ans, lorsque le développement du jeune animal est le plus propice.

L’objectif des mahouts est ensuite de « briser l’esprit de l’éléphant » (traduction littérale du mot Phajaan en thaïlandais), afin de le soumettre entièrement à l’homme. Plus l’éléphant aura peur du dresseur, plus il sera docile avec les touristes, puisqu’il se souviendra, au cours des excursions, des blessures infligées durant son dressage, rappelées par le mahout au moyen d’un pic (appelé bullhook).

Ce processus cruel de soumission commence par l’enfermement de l’éléphanteau dans une cage trop étroite pour qu’il puisse se mouvoir. Enchaîné, il est alors privé de nourriture, d’eau et de sommeil, mais aussi battu et électrocuté de façon régulière.

Pour ce faire, les mahouts choisissent les parties du corps les plus sensibles, là où la peau est très fine : oreilles, joues, tête, articulations… et s’y acharnent durant tout la durée du rituel, soit entre 4 et 6 jours en fonction de la résistance des animaux. La moitié des éléphanteaux ne survivent pas au Phajaan et nombreux sont ceux qui développent de graves séquelles physiques et psychologiques.

Malgré tout, les survivants continuent ensuite le dressage avant d’être présentés aux touristes.

L’envers du décor

Dans certains camps, les éléphants restent attachés de longues heures en attendant les excursions, leurs chaînes mesurant à peine trois mètres, et sont contraints de dormir à même le béton. De nombreux témoignages font également état d’animaux se balançant constamment de gauche à droite, signe révélateur de leur profonde angoisse psychologique.

Lorsque l’heure de la « balade » arrive, les éléphants sont alors affublés d’une nacelle pouvant peser jusqu’à 100 kilos, à laquelle il faut ajouter le poids du mahout et celui des visiteurs (pouvant aller jusqu’à 4). Sachant que le dos d’un éléphant est l’une des parties les plus fragiles de son corps, et qu’il  ne peut porter plus de 150 kilos à la fois, ces excursions représentent donc un véritable parcours du combattant pour lui.

De plus, rentabilité oblige, il arrive fréquemment que les pachydermes ne puissent ni manger, ni boire, ni même se reposer durant ces excursions de plusieurs heures. Or, un éléphant en liberté passe plus de 15 heures de son temps à s’alimenter et à s’hydrater, puisqu’il doit consommer au moins 200 kilos de nourriture et boire 200 litres d’eau par jour pour respecter ses besoins physiologiques.

Sans parler des liens sociaux, très importants chez ces animaux, qui sont totalement absents et anéantis par la vie en  captivité, engendrant ainsi des états de dépression importants.

La durée de vie de ces éléphants captifs est en moyenne d’une vingtaine d’années seulement, contre 40 à 50 ans pour leurs congénères en liberté.

Des pratiques dangereuses pour l’animal comme pour l’homme

Chaque année, les polémiques s’accumulent autour de l’exploitation des pachydermes en Thaïlande, mais aussi dans d’autres pays d’Asie : cas de maltraitance, morts par épuisement et crises cardiaques, accidents… Puisque ces pratiques mettent en danger l’animal, en le privant notamment de ses besoins physiologiques et de sa liberté, elles représentent donc également un risque avéré pour les touristes.

Les baignades en sont l’exemple le plus frappant. « Cette attraction est fortement déconseillée » explique Jan Schmidt-Burbach de la World Animal Protection. « Stressante, notamment quand il doit interagir avec des jeunes surexcités, elle peut engendrer des blessures pour les touristes ». Sans parler du fait que, juste avant la baignade, de nombreux témoins racontent avoir vu les dresseurs enfoncer discrètement leur pic dans la chair de l’éléphant située derrière l’oreille, à même les blessures infligées durant le rituel du Phajaan, histoire de leur rappeler les règles du jeu.

Les touristes interagissent donc avec des éléphants dressés, qui n’en demeurent pas moins des animaux sauvages arrachés à leur milieu naturel. Tout comme leurs congénères en liberté, les mâles traversent par exemple des périodes de chaleur, appelées musth, durant lesquelles ils se montrent particulièrement agressifs et nerveux. De même, les longues périodes d’attente, souvent en plein soleil et sans possibilité de s’abriter, sont une source de stress et de souffrance pour les éléphants, qui sont alors plus à même de développer des comportements agressifs.

Responsabiliser les touristes

C’est donc bel et bien aux touristes de changer la donne en boycottant ce genre d’activités durant leurs séjours en Thaïlande, afin d’alerter les autorités sur la question.

En effet, un rapport réalisé par plusieurs associations de défense des animaux et remis l’année dernière au gouvernement thaïlandais, préconisait un contrôle plus strict des éléphants en captivité. Malheureusement, ce rapport reste à ce jour sans réponse de la part de l’autorité thaïlandaise du tourisme, peu  pressée de remettre en question ce business très lucratif.

Il est d’ailleurs important de souligner ce dernier paradoxe : la loi thaïlandaise considère les éléphants captifs comme du bétail, alors que leurs congénères sauvages sont protégés.

Julie Guinebaud

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